Témoins de l'histoire Porteurs de mémoire
Témoins de l'histoire Porteurs de mémoire
Tous les objets
À propos
?
en

Marguerite Élias Quddus

Les lunettes de Papa

« Ce sont les lunettes à papa, je le vois ici, sa photo d’étudiant. Je ne sais pas s’il a emmené des lunettes, je ne sais pas si c’était les seules qu’il avait, mais c’est tout ce qui me reste » évoque Marguerite Élias Quddus à propos des lunettes ci-dessous. Le père de Marguerite est arrêté chez lui, à Paris, un matin d’août 1941. C’est la dernière fois que Marguerite voit son père adoré. Transporté au camp de transit de Drancy (France) quelques mois plus tard, ce dernier fait partie du premier convoi français vers Auschwitz (Pologne occupée). Il n’en reviendra jamais.

Écouter l'histoire des lunettes

Lire la transcription Fermer la transcription

Ce sont les lunettes à Papa, je le vois, je le vois ici à sa photo d’étudiant. C’était ses lunettes, je vous
assure ce n’est pas agréable derrière les oreilles, je les ai essayées. Et d’ailleurs, il y’en a une qui est un
peu cassée, je ne sais pas pourquoi. Mais elle a dû être cassée après. Je ne sais pas s’il a emmené des
lunettes, je ne sais pas si c’était les seules qu’il avait, mais en tout cas c’est tout ce qui me reste. Ce
n’est pas grand-chose.
C’était gardé où pendant la guerre ?
Et bien, tout ce qui a été gardé comme ça, c’était chez Madame Grazianni ou chez Madame Moireau.
Madame Moireau, elle a eu les couverts, non, elle a eu les cadres. Parce que derrière les cadres, comme
son mari était avocat, on se disait, on ne va pas toucher ces gens-là, et c’était une cliente aussi. Donc,
elle a pu mettre tous les papiers dans celle-ci et dans l’autre, c’était là derrière qu’elle a mis les papiers
comme le papier du magasin.
Quel magasin ?
Notre magasin de fourrures. Parce que Papa, il est venu en France pour étudier le droit, mais au bout de
deux ans, il a dû coucher sous les ponts de Paris parce qu’il ne pouvait plus payer. Ses parents ne
pouvaient plus lui envoyer d’argent. Et donc, là, il a rencontré un ami russe, Alexandrovitch, qui était
pelletier, donc il vendait des peaux de fourrure, et puis il a dit à Papa, il paraît : « Mais qu’est-ce que tu
fous là ? Avec ton droit, qu’est-ce que tu crois que tu vas faire avec ton droit? Regarde, je suis pelletier,
moi aussi j’ai des diplômes, je suis pelletier, je vends des peaux de fourrures. » Et il dit : « Juste à côté, là
où tu habites, il y a un atelier où ils forment des maîtres-artisans fourreurs, ça prend six mois et tu vas
te faire du fric ! » Et donc Papa, il a écouté ses conseils, et d’abord, il a travaillé pour les autres, et
quand il a travaillé pour les autres, il a fait venir Maman de Lituanie, sa fiancée. Après, il a fait venir sa
sœur, il a fait venir son frère. Et puis donc il gagnait, ça gagnait bien un fourreur, c’était tout un métier.
Papa, c’était un gentleman. Quand on a commencé à parler de guerre, après qu’il s’est engagé
volontaire sur la photo que voici là, il a décidé de transférer le magasin au nom de Maman. J’ai
découvert que notre propriétaire, il avait une usine de moteurs électriques dans la cour. Il écrit à Papa
que : « Si vous ne payez pas votre loyer », c’est-à-dire pour le commerce, l’atelier et l’appartement qui
était au-dessus du bistro et de la boutique, « si vous ne payez pas, je vous dénonce ». Il détestait Papa,
parce que Papa, il défendait tous les locataires, il écrivait leur courrier contre lui. Alors il n’a pas raté
l’occasion de se venger.

Mila Mesner
Prochain Portrait
Mila Mesner

Un passeport pour la liberté